Mon cheminement théologique
Note rédigée au printemps 2006
Je suis né le 2 août 1920 à Guntur (Andhra Pradesh, Inde),
où mon père dirigeait l'agence d'une entreprise commerciale
basée à Winterthur, Suisse. J'ai suivi les écoles en Suisse, à
Schaffhouse. Dans le gymnase de cette ville, un pasteur,
docteur en islamologie, qui offrait des cours d'hébreu et de
religion, m'a déjà communiqué quelques éléments de mystique
chrétienne et islamique. Ainsi, il m'a donné un avant-goût de
ce qui allait devenir la principale préoccupation de ma
vie : l'étude de la mystique. J'ai fait des études de
théologie protestante à Zurich et à Bâle, non sans faire
simultanément quelques percées dans le domaine des langues
orientales. A Bâle, ma pensée a été fortement marquée par la
méthode théologique de Karl Barth et par divers éléments de
son enseignement très stimulant. J'ai terminé mes études
universitaires à Bâle en 1946 avec un doctorat en théologie
sous la direction de Walter Baumgartner (Ancien Testament).
J'ai été consacré au ministère pastoral en 1945, par l'Eglise
évangélique réformée du Canton de Zurich.
Je me suis marié en 1945 avec Marianne Wille, théologienne
et pasteure consacrée, et nous sommes devenus les parents de
trois fils : Ulrich, Pierre et Samuel.
De 1946 à 1952 nous avons vécu en Inde, principalement à
Thiruvananthapuram (Trivandrum), Kerala, envoyés par la
Mission de Bâle, et nous avons travaillé dans le cadre de
l'Eglise de l'Inde du Sud. J'ai enseigné l'Ancien Testament au
Kerala United Theological Seminary, Kannanmoola, tandis que
mon épouse offrait divers cours aux épouses des étudiants.
C'est au Kerala que j'ai fait la découverte bouleversante d'un
mystique et chantre tamoul de Shiva, Mānikkavācakar (env.
VIIIe/IXe s.), dont l'expérience religieuse, forte et
authentique, m'a obligé à repenser ma théologie. La découverte
de ce véritable possédé de Dieu m'a incité à me familiariser
davantage avec le shivaïsme tamoul. L'étude des confessions de
Mānikkavācakar et des textes fondateurs de la théologie du
shaïva-siddhânta tamoul m'a convaincu de la réalité vivante de
Shiva qui était intervenu de manière palpable dans l'existence
de Mānikkavācakar et d'autres bhakta subjugués par la
puissance de son amour. Cela m'a conduit à préciser non
seulement ma vision de la théologie chrétienne mais mon
approche du phénomène religieux en général. Le Divin, le
surhumain, le spirituel de toutes les traditions religieuses
sont devenus pour moi des Réalités vivantes, et le devoir
s'est imposé à moi d'essayer de les comprendre comme membres
d'un univers invisible et vivant. C'est dire que dès lors je
me suis efforcé d'entrer humblement, mais sincèrement, dans la
mesure de mes possibilités, dans l'expérience spirituelle de
l'humanité.
De retour en Suisse, et après quelques années d'un
ministère pastoral à Ossingen, Canton de Zurich (1952-1956),
je fus nommé professeur d'Ancien Testament et d'hébreu à la
Faculté de théologie de l'Université de Lausanne (1956). Sous
l'influence de mon maître Walter Baumgartner j'ai dans mon
enseignement mis l'accent sur l'étude des genres littéraires
représentés par les textes hébreux, mais ce sont leurs aspects
théologiques qui ont en tout premier lieu retenu mon
attention. J'ai eu le privilège de rédiger quelques
commentaires scientifiques sur des textes prophétiques et de
collaborer dans une importante mesure à la Traduction
oecuménique de l'Ancien Testament (traduisant, en
collaboration avec des collègues catholiques, le Livre de
Jérémie et quelques-uns des Petits
prophètes).
En 1966 il m'a été donné d'inaugurer la chaire de science
des religions nouvellement créée à la Faculté de théologie de
Lausanne (avant cette date, l'enseignement de l'histoire des
religions avait été confié au titulaire d'une autre
discipline), et j'ai occupée cette chaire jusqu'à ma retraite
en 1987. J'ai tenu à diversifier le plus possible mon
enseignement en traitant en hiver quelques aspects des grandes
traditions religieuses, hindouisme, bouddhisme, islam à tour
de rôle, et en été d'autres traditions comme le judaïsme, la
bahaïsme, les cultes de possession, les cultes indonésiens
« de la cargaison » (en anglais : « cargo
cults ») et ainsi de suite. Accessoirement, je me suis
aussi préoccupé des problèmes méthodologiques posés par la
science des religions. Une telle manière de faire était apte à
ouvrir mon esprit à l'insondable richesse et à la merveilleuse
variété des expériences et des connaissances religieuses et
spirituelles de l'humanité. En plus, elle m'a amené à inclure
dans mes recherches le côté sociologique de la pratique
religieuse, et le côté psychologique en présentant par exemple
les cultes de possession.
Des enseignements dans d'autres universités (Neuchâtel,
Genève, Berne, Fribourg, Lucerne), ainsi qu'une abondante
activité de conférencier dans des universités populaires et
dans des écoles de yoga, notamment en France, m'ont donné
l'occasion bienvenue (et nécessaire) de communiquer les
résultats de mes recherches à un public plus vaste.
Voilà le portrait d'un généraliste en histoire des
religions ! Pas trace d'une spécialisation ? d'un
intérêt ciblé favori qui serait une marque distinctive ?
Eh bien, j'ai dès le départ donné libre cours en mon penchant
pour les dimensions spirituelles et mystiques des grandes
religions. La spiritualité shivaïte de l'Inde du Sud m'était
familière, mais la Bhagavad-Gita et la théologie
vishnuïte de Ramanuja m'ont aussi fasciné, et l'étude de toute
l'étendue de la bhakti et de ses manifestations me
comble de joie. J'ai consacré beaucoup d'efforts et de temps à
l'étude du soufisme classique dont la spiritualité est l'un
des fondements de ma vision des univers spirituels. La
découverte du « plus grand Maître » de la
spiritualité islamique, Ibn ʻArabi, le Sheikh al akbar,
et de ses prodigieux Chatons des Sagesses
a été une borne milliaire sur mon cheminement théologique. Je
n'oublie pas la mystique chrétienne qui reste une nourriture
spirituelle pour moi. La théologie de son théoricien le plus
perspicace, Denys l'Aréopagite, du VIe s., constitue
actuellement le cadre structurant de mes réflexions sur la vie
religieuse et spirituelle.