Carl-A. Keller


Que Dieu ouvre votre cœur à sa lumière
pour que vous sachiez quelle espérance
vous donne son appel (Eph. 1:18)


 
Professeur Carl-A. Keller, Le Mont sur Lausanne
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Les rapports dialectiques de la pratique et de la théorie dans l'histoire religieuse de l'Inde

Article paru dans: Pratique et théologie : volume publié en l'honneur de Claude Bridel. - Genève : Labor et Fides, 1989. - P. 73-90

L'étude des interactions entre la pratique et la théorie, préoccupation favorite du spécialiste de la théologie pratique que ces lignes désirent honorer, retient également l'attention du représentant de la science des religions. La religion n'est-elle pas partout et toujours une pratique, un ensemble d'activités coordonnées ? Une activité mentale, certes, et le désir de vivre intérieurement une relation avec une grandeur ultime ; mais aussi activité culturelle et liturgique – prière, réunions de tout genre, fêtes, danses – et un effort d'entrer en soi-même afin d'y découvrir la Présence de l'Ultime. Une pratique polymorphe qui se veut efficace en vue de sa finalité. Une pratique qui, parce qu'elle vise à établir et à maintenir le contact avec un Ultime, est qualifiée de sacrée.

Ce qui est sacré requiert une mise en forme, nécessite sa fixation dans un discours réfléchi et cohérent qui en assure la permanence. Discours sous forme de mythe, dans les cas les plus simples, ou de théorie élaborée dans des milieux plus sophistiqués. C'est ainsi que naît la dialectique de la pratique et de la théorie : la pratique appelle la théorie et celle-ci se fait fort de sauvegarder l'efficacité de la première. De ce fait, la théorie tend à dominer la pratique ; elle devient norme, loi sacrée, garantie de pertinence et de succès. Mais assujettie à une norme trop rigide, la pratique se dégrade. Elle se fossilise, perd sa spontanéité, dégénère en exécution machinale de gestes qui ne touchent plus le vécu. La pratique ainsi livrée à une théorie abstraite est contredite par une sensibilité qui évolue et finit par se démarquer douloureusement d'un contexte culturel qui ne cesse de changer. Appauvrie et craignant de sombrer dans l'insignifiance, la pratique se cherche une issue ; elle échappe au contrôle de la théorie, se met à explorer et à expérimenter des voies nouvelles. Celles-ci, admises et trouvées prometteuses, se cuirassent à leur tour contre des déviations en se dotant d'une théorie. Et le processus de recommencer.

Cette dialectique sous-tend toute l'histoire des religions. L'histoire religieuse de l'Inde ne fait pas exception : là aussi on constate que des pratiques érigées en théories sont contredites par d'autres pratiques, elles aussi formalisées en théories. Renonçant à rappeler des exemples trop connus tel le renversement des pratiques et théories ascétiques de l'ancien brahmanisme par le Bouddha, [1] nous nous arrêterons à trois temps forts de l'histoire de l'hindouisme, à trois moments qui, nous semble-t-il, offrent de parfaites illustrations de la dialectique qu'on vient d'esquisser.

I.

A une époque reculée de l'histoire de l'Inde – peut-être au VIIe siècle avant Jésus-Christ – un jeune brahmane âgé de 24 ans, Śvetaketu, réintègre la maison familiale, quelque part dans les plaines du Pandjāb actuel. Il vient de passer douze ans auprès de maîtres brahmaniques réputés, étudiant la théorie des grands sacrifices védiques, apprenant par cœur les textes sacrés et scrutant leur signification, se familiarisant avec le détail liturgique, apprenant à identifier et à manipuler les énergies cosmiques personnifiées dans des êtres divins, et cernant tout particulièrement l'Énergie cosmique par excellence, le brahman, Énergie formidable qui agit à travers la Parole sacrée récitée avec compétence par le prêtre brahmanique seul autorisé à faire appel à ses ressources inépuisables. Ayant maîtrisé cette théorie, d'une complexité redoutable, sachant aussi la mettre en pratique, le jeune Śvetaketu sera désormais en mesure d'assurer le bien-être universel et ainsi de se rendre utile aux grands propriétaires des terres, aux guerriers, et à la société en général. Il gagnera bien sa vie.

Śvetaketu est fier de son acquis. A juste titre, car son statut social est assuré, son avenir s'annonce sous des perspectives réjouissantes. Content de lui-même, satisfait de son « titre de gradué », il se trouve de nouveau, après une absence de douze ans, auprès de son père, le brahmane Uddālaka Āruṇi. [2]

Stupeur ! Uddālaka ne fait pas montre d'une joie exubérante, malgré la réussite estudiantine de son fils. Le voyant imbu de sa nouvelle importance, tout en admettant qu'il a atteint un certain niveau de connaissances, il reste néanmoins sceptique. Car ce qui le préoccupe, lui, le père, c'est quelque chose qui dépasse radicalement la théorie des sacrifices brahmaniques.

« Mon cher ! dit-il à son fils, ton comportement prétentieux et l'attitude que t'inspire ton érudition, me suggèrent que tu t'es renseigné auprès de tes maîtres au sujet de l'instruction grâce à laquelle ce qui n'est pas révélé est d'ores et déjà révélé, ce qui n 'est pas conçu mentalement est d'ores et déjà conçu mentalement et ce qui n'est pas connu est d'ores et déjà connu ? » Śvetaketu reste bouche bée : que veut dire ce langage obscur ? Le père s'explique : « Voici comment fonctionne cette instruction : si tu te saisis d'une poignée d'argile, tu connais par là-même tout ce qui est fait d'argile. Que ce soit des pots, des vases ou d'autres objets, c'est toujours et partout la même substance argileuse. Les objets ne sont que des variantes de forme, fondées sur la parole, réalisations de la pensée et dotées d'un nom. De même, si tu connais un seul joyau de métal précieux, tu connais tout ce qui est fait de ce même métal, et si tu connais un objet de fer, tu connais la nature de tous les objets de fer. Dans chaque cas, il ne s'agit que de variantes de forme, fondées sur la parole et dotées d'un nom. »

Une instruction de ce genre mais qui porte sur la chose dont la connaissance implique la connaissance de toute chose, Śvetaketu ne l'a pas reçue. Quelle est-elle ? Le jeune homme se sent tout petit et il demande à son père de bien vouloir lui communiquer ce secret.

Arrêtons-nous ici un instant. Uddālaka avait lui-même envoyé son fils auprès de maîtres de renom, de peur qu'il ne devienne un « brahmane bon à rien ». Il semble donc qu'à ce moment-là il était encore persuadé de l'utilité et de la vérité de la pratique védique. Celle-ci n'était-elle pas objectivée en une théorie cohérente qui à son tour garantissait l'efficacité de la pratique, pour le plus grand bonheur des brahmanes et de la société. Selon le vœu du père, le fils avait acquis ce savoir traditionnel. Mais entre-temps Uddālaka avait fait du chemin. La théorie et la pratique traditionnelles lui paraissaient maintenant insuffisantes. Il fallait dépasser la théorie du sacrifice et tous les discours s'y rapportant. Il fallait arriver à un savoir autre, universel, simple mais englobant, à une formule ramassée qui expliquerait toute chose. La pratique traditionnelle assurait le bien-être. Mais Uddālaka nourrissait une ambiance bien plus exigeante : il entendait mettre à nu le fond des choses et posséder la clef de la connaissance totale. C'est pourquoi il prend la relève des anciens maîtres de son fils et lui communique sa découverte :

« Au début, mon cher, il n'y eut qu'un Existant, un seul, sans un second. Certains prétendent qu'au début il y eut un Non-Existant, un seul, sans second. Erreur ! Comment un Existant peut-il naître d'un Non-Existant ?! Non ! Au début, il y eut un Existant, un seul, sans second. Cet Existant unique eut un désir : “ Je veux être multiple ! Je veux procréer ! ” Il émit donc la “ chaleur étincelante ”. [3] Celle-ci eut un désir : “ Je veux être multiple ! Je veux procréer ! ”, et elle émit les eaux. Celles-ci, à leur tour, eurent un désir : “ Nous voulons être multiples ! Nous voulons procréer ! ”, et elles émirent la nourriture. »

Nous notons l'orientation critique et quasi scientifique de la démarche d'Uddālaka. Il critique vertement une thèse défendue par les sages de l'antiquité indienne selon laquelle l'Existant serait né d'un Non-Existant, voire même de ce qui n'était ni existant ni non-existant. Et puis, il étaie sa propre théorie à l'aide d'observations précises : le passage de la chaleur à l'eau est prouvé par le fait que l'homme exposé à la chaleur transpire, et le passage de l'eau à la nourriture est rendu évident par l'exemple de la pluie qui fait pousser les blés. La réflexion d'Uddālaka, très originale, est basée sur l'observation et l'expérience.

Nous notons encore que l'Existant d'Uddālaka, Existant unique et primordial, apparaît comme une grandeur riche d'une densité personnelle. Il ressent le désir de multiplier et de procréer et, possédant l'usage de la parole, il est en mesure de faire état à soi-même de son désir, d'en prendre explicitement conscience. Ce détail n'est pas sans intérêt pour la suite.

En poursuivant son enseignement, Uddālaka explique comment de ces trois grandeurs : la chaleur, l'eau et la nourriture, naissent tous les êtres : les oiseaux et les reptiles de la chaleur de couvaison, les mammifères et les humains de l'eau amniotique, les plantes des graines qui fournissent la nourriture.

Ensuite, il introduit une notion nouvelle qui, bien que conforme à la manière védique de concevoir les énergies se manifestant dans la nature, marque un tournant décisif de l'argumentation. Chaleur, eau et nourriture sont en effet considérées comme des « divinités » (devatā) , et l'Existant unique qui les a fait émaner de lui-même, comme « la Divinité suprême » (para devatā). Les constituants de tous les phénomènes ressortissent donc à l'ordre du Divin, et l'Existant primordial unique est le Divin par excellence, un Divin qui, nous l'avons souligné, nous est présenté avec des traits de vie individuelle. Il n'est pas de peu de conséquence de prendre ce genre de discours très au sérieux.

Reprenant la parole, Uddālaka précise comment se forment les phénomènes de l'univers. L'Existant primordial, Divinité suprême, décide de « pénétrer, par cette vie qui est moi-même », dans les trois divinités inférieures et de façonner ainsi « tout ce qui a nom et forme ». De ce fait, les phénomènes sont composés de ces trois divinités et animés par la Divinité suprême qui n'est autre que sat, l'Existant primordial. Feu, soleil, lune et éclair sont tous les quatre des assemblages, en des proportions variables, des divinités chaleur, eau et nourriture, si bien que leur apparente spécificité – le feu paraissant comme feu, distinct du soleil et du reste – n'est qu'un leurre : « Est éliminée l'ignité du feu ; le feu n'est qu'un nom, une variante de trois composantes. » De même, toute spécificité d'un phénomène est une question de langage, une désignation conventionnelle. En réalité, tout n'est que sat. Existant primordial unique agissant à travers les trois émanations.

C'est là l'instruction dont Śvetaketu n'avait pas entendu parler. Car quiconque connaît le sat, l'Existant primordial et sa manière d'agir, connaît en effet ipso facto tout : « Le non révélé lui est d'ores et déjà révélé, le non conçu d'ores et déjà conçu, le non connu d'ores et déjà connu. »

Mais comment parvenir à la connaissance de l'Existant primordial ?

Uddālaka prépare la réponse en parlant de l'homme. La structure de la personne humaine est plus raffinée que celle des autres êtres. En façonnant l'homme, les trois grandeurs fondamentales : nourriture, eau et chaleur, se décomposent en trois constituants : en des éléments grossiers, de moyenne densité et subtils. Les éléments grossiers deviennent fèces, urine et os ; ceux de densité moyenne deviennent chair, sang et moelle ; les éléments subtils deviennent organe de pensée (manas), souffle vital (prāṇa) et parole. L'organe de pensée provient donc de la nourriture, le souffle vital de l'eau et la parole de la chaleur étincelante. Bien que doué de pensée et de parole, l'homme n'est, lui aussi, que l'une des variantes possibles de la combinaison des trois constituants de base.

Au moyen d'une expérience arrangée qui trahit de nouveau sa démarche proto-scientifique, Uddālaka prouve à son fils que le souffle de vie vient effectivement de l'eau et la pensée de la nourriture. Pendant quinze jours, Śvetaketu doit s'abstenir de manger, tout en continuant de boire de l'eau. Au terme de ce jeûne prolongé, il est encore en vie, grâce à l'eau, mais il est incapable de se souvenir de ce qu'il avait appris – faute de nourriture ! Il consomme de nouveau de la nourriture, et au bout de quinze jours il est en mesure de répondre à toutes les questions qu'on lui pose. La démonstration est faite : l'enseignement d'Uddālaka concernant la dérivation de la pensée, de la vie et du discours est correct.

L'homme sait maintenant qui il est : il est sat, l'Existant unique primordial et la Divinité suprême, actif à travers ses trois émanations fondamentales. S'il veut connaître la chose grâce à laquelle tout est d'ores et déjà connu, il n'a qu'à prendre conscience de ce qu'il est fondamentalement. Il suffit de se représenter le fait que la nourriture qui soutient son corps et sa pensée est l'émanation de l'eau, que l'eau qui soutient sa vie est l'émanation de la chaleur, et que la chaleur qui est le fond de la parole est l'émanation de l'Existant primordial. Car « tous les êtres sont enracinés dans l'Existant, ils se fondent sur l'Existant, sont soutenus par l'Existant ». Que le méditant, en partant des constituants de son être, remonte à l'Existant primordial ! « La parole s'unit à l'organe de la pensée (manas), celui-ci s'unit au souffle vital (prāṇa), celui-ci à la chaleur étincelante, et celle-ci à la Divinité suprême ! » Et Uddālaka d'ajouter l'une des sentences les plus célèbres de toute la littérature upanishadique : « L'Existant qui est ce Subtil, il est l'être véritable de toute chose ; il est la Vérité, il est le Soi ; c'est Cela, Śvetaketu, que tu es – tat tvam asi ». [4]

Śvetaketu, « nom et forme » qui exemplifie la condition de tout homme, est l'Existant unique primordial, Divinité suprême, Essence unique de toute chose, Vérité unique, Soi unique – la Grandeur qui, à travers ses trois émanations, fait apparaître tout ce qui ne se distingue par rien si ce n'est une « forme » et un « nom ». Il est une sorte de matière première et divine, douée de volonté et de parole, qui se diversifie au gré de ses décisions librement assumées. Cela n'est pas une théorie philosophique et gratuite : c'est une vision globale des choses dont le but est de baliser un itinéraire que l'homme est invité à suivre afin de parvenir à la réalisation de son Être véritable qui implique ipso facto la connaissance de toute chose. Quand, abandonnant « nom et forme », c'est-à-dire son individualité, Śvetaketu sera « devenu » ce qu'il est déjà et ce qu'il a toujours été : l'Existant primordial et divin, il n'y aura plus rien qui ne lui serait pas d'ores et déjà révélé. Aucun « nom », aucune « forme » ne dissimulera plus l'omniscience de la Divinité suprême.

Uddālaka insiste pour expliciter sa découverte. Il ajoute encore huit illustrations qui servent à approfondir la nature de l'Existant primordial. Nous apprenons ainsi que cet Existant unique – c'est-à-dire notre Être intime et véritable – est le fond des choses d'où elles sortent et qu'elles rejoignent à la fin de leur « existence » éphémère de « nom et forme »; [5] qu'il est la Vie de tout ce qui existe, [6] la Substance homogène et invisible qui est l'Essence d'un Tout diversifié, [7] la Saveur dont tout est imprégné, comme un récipient rempli d'eau qui est tout entier imprégné de la saveur du sel; [8] qu'il est la Patrie qu'un homme aveuglé et égaré cherche de tout son être, [9] le Lieu vers lequel parole, mental et souffle vital convergent à la mort [10] et la Vérité qui, à l'occasion d'une ordalie, déclare innocent l'homme accusé à tort. [11] Lors de chacune de ces illustrations, l'affirmation centrale est répétée : dépouillé de ce qui le distingue comme « nom et forme », l'homme est cette Vie, cette Substance, cette Saveur, cette Patrie, cette Vérité.

On peut résumer en disant qu'Uddālaka défend un réalisme moniste et théologique. Mais on se hâtera de préciser qu'il ne s'agit pas d'un panthéisme simpliste ! Les phénomènes délimités par des « noms et formes » ne sont pas des émanations de l'Existant mais les produits de son choix : « Je veux faire apparaître, dans leur diversité, des noms et des formes ». [12] La liberté divine de l'Existant primordial est pleinement respectée.

II.

Uddālaka Āruṇi n'est pas le seul penseur-théologien de son temps. Ils étaient nombreux à expérimenter des voies nouvelles, à faire éclater les palissades protégeant la pratique culturelle et à rechercher une pratique qui permettrait d'atteindre au fond des choses. [13] La pratique d'Uddālaka était de type scientifique – ou proto-scientifique si l'on veut. D'autres procédaient de manière plus intuitive, voire prophétique. Mais leur prestige à eux tous était tel que leurs disciples ont soigneusement conservé leur propos et les ont regardés avec au moins la même vénération qu'ils accordaient aux hymnes, aux rituels et aux commentaires spéculatifs du Veda, c'est-à-dire de la « Révélation ». On finit par les ajouter au Veda. Dès lors ils sont connus comme la « fin » ou la « conclusion » (anta) du Veda : le Vedānta. Le terme « Vedānta » désigne donc en tout premier lieu les enseignements extraordinairement divers des Upanishad.

Par la suite, une double évolution devait marquer l'histoire de la pratique et de la pensée religieuse en Inde.

Il y eut, tout d'abord, la tentative d'unifier les nombreuses idées divergentes énoncées par les penseurs des Upanishad. C'est là le travail de plusieurs générations d'interprètes inconnus qui reçut sa forme définitive dans la rédaction de 545 aphorismes extrêmement succincts, voire même incompréhensibles puisque servant de base à un enseignement oral. Ces aphorismes, nommés Vedāntasūtra, furent attribués à un certain Bādarāyaṇa qui était peut-être responsable de leur arrangement actuel. Ils sont aussi appelés Brahmasūtra puisqu'ils sont introduits par la formule « Maintenant donc investigation du brahman » et qu'ils s'efforcent de démontrer que tous les termes clefs des Upanishad (ātman, jīva, prāṇa, sat, satya, etc.) se rapportent au seul brahman. Les Upanishad seront donc désormais interprétés comme la « science du brahman ». A côté des Upanishad originales et de la Bhagavadgītā, les Brahmasūtra/Vedāntasūtra seront le guide de toute pratique et théorie vedāntiques en Inde.

L'autre fait marquant est l'évolution de la réflexion au sein des ordres monastiques bouddhistes, notamment mahāyānistes. Mettant en pratique la théorie du Bouddha selon laquelle tous les phénomènes ne sont que des agrégats de particules minuscules et excessivement éphémères, ils arrivaient à la conclusion que ces particules étaient « vides de substance », car si elles étaient dotées de substance, elles ne seraient pas éphémères. Étant donné que tout phénomène n'est que conglomérat de particules « vides », l'univers tout entier et l'homme en particulier ne sont que « vide de substance propre ». Les moines arrivaient donc à la mise en forme d'un monisme de la « vacuité » (śūnyatā), en précisant immédiatement que cette « vacuité » elle-même était « vide de substance », c'est-à-dire le contraire d'une substance première sur laquelle se grefferaient les particules. D'autres penseurs parmi les moines mahāyānistes, insistant également sur la non-substantialité des choses, réduisaient les phénomènes à une conscience ou connaissance universelle et primordiale qui se projette en elle-même ou sur elle-même les phénomènes qui apparaissent comme des objets concrets : autre forme de monisme qui se combinait parfois avec la doctrine de la « vacuité ».

Ces monismes, défendus avec une rigueur analytique irrésistible, ne manquaient pas de séduire nombre de penseurs qui par ailleurs se réclamaient du patrimoine védique et surtout vedāntique. Ces penseurs étaient également attirés par le corollaire des doctrines bouddhistes : la théorie de deux niveaux de Vérité : à côté de la Vérité suprême ou véritable, on admettait l'existence d'une vérité inférieure ou pédagogique en vertu de laquelle on concédait la réalité du monde diversifié, monde nécessaire au maintien de la vie quotidienne et, surtout, à la quête de la Vérité suprême. Le plus célèbre parmi les interprètes du Vedānta qui faisaient usage des analyses bouddhistes est un certain Gauḍapāda. C'est lui qui est devenu le maître d'une chaîne de commentateurs parmi lesquels nous retenons le nom de Shankara.

III.

Il n'est pas possible d'établir les dates exactes de la vie de SHANKARA. On se contentera de dire qu'il vécut probablement au VIIIe siècle après J.-C. Né dans une famille brahmanique du Kerala (Inde du Sud), il reçut d'abord la formation pratique et théorique d'un futur prêtre brahmanique. Toutefois, jeune encore, il renonça à tous les privilèges et devoirs de sa caste – la plus haute dans le système des castes hindoues ; il se débarrassa solennellement du signe de son statut : le cordon sacré – geste d'une gravité extrême –, trancha les liens avec sa famille et devint saṃnyāsin, un « renonçant », un mendiant itinérant libéré de toute attache sociale. Il se mit effectivement à parcourir l'Inde dans tous les sens, se familiarisant notamment avec les théories des moines bouddhistes et avec celles de Gauḍapāda.

C'est dire qu'en tant que saṃnyāsin, Shankara n'avait plus rien à voir avec le culte sacrificiel prescrit et réglé par les Veda. Pour lui, le karman, le rite, l'œuvre sacrée, avait perdu la signification que son ancienne caste lui accordait. Rejetant les rites sacrificiels, allant jusqu'à dénoncer leur inutilité pour la recherche de la Vérité, Shankara se concentra fermement sur la réflexion et la méditation. C'était là sa pratique religieuse : la pratique d'un renonçant qui s'est détaché de tout ce qui maintient l'existence du monde empirique. Et le rite, il le savait, sert uniquement à promouvoir la vie dans ce monde. Un entraînement dans la théorie et la pratique du yoga a certainement soutenu ce renonçant dans son effort de détachement total. [14]

Si l'on veut comprendre l'œuvre de Shankara, il est indispensable de partir de sa pratique religieuse qui était celle d'un renonçant, d'un saṃnyāsin. D'un saṃnyāsin qui s'astreignait à évaluer toute chose, y compris le rite religieux, en fonction du but suprême de l'existence : la délivrance, la libération hors du monde des contingences répétitives, le détachement radical tel qu'il le vivait lui-même, la « connaissance » absolue. On présente souvent Shankara comme un « philosophe » au sens moderne de ce terme, c'est-à-dire comme un penseur « libre », travaillant en dehors de toute allégeance religieuse, un chercheur qui aurait examiné le « réel » en toute indépendance. Vision moderniste qui déforme la réalité historique. En tant que penseur, Shankara ne faisait que justifier et étayer intellectuellement sa pratique religieuse. Sa « philosophie » est l'objectivation en une théorie cohérente d'une pratique qui s'opposait à la pratique des prêtres brahmaniques. En Inde, l'élaboration d'une telle théorie ne pouvait pas se faire sans référence à une tradition. S'il voulait réussir dans sa tentative, Shankara se devait de se faire l'exégète des Veda. Son œuvre est donc celle d'un exégète qui interprète les textes sacrés en fonction de prémisses qui lui sont propres. Ces prémisses, nous venons de le rappeler, placent d'emblée la délivrance, Vérité suprême, au-dessus de toute autre « vérité » qui, elle, favorise certaines aspirations relatives à l'existence dans le monde. Deux Vérités : l'une identique à l'État de Délivrance, raison d'être du saṃnyāsin, l'autre au service des besoins de la vie dans ce monde – l'analogie avec la doctrine bouddhiste des deux Vérités est évidente.

Dans l'intention de légitimer sa pratique et de lui donner un fondement théorique, Shankara va donc interpréter les textes de Vedānta : Upanishad, Brahmasūtra, Bhagavadgītā, avec en point de mire la priorité absolue de la Vérité suprême. Les méthodes d'analyse bouddhistes, déjà utilisées par Gauḍapāda et d'autres, seront son outil de travail. Ces méthodes avaient abouti au postulat de l'unité de tous les phénomènes, définie soit comme « vacuité » de toutes choses (vacuité elle-même vide de substance), soit comme conscience/connaissance, dimension dernière non substantielle de l'univers. Shankara va donc poser et radicaliser l'Unité du brahman (déclaré notion centre des Upanishad par les Brahmasūtra) et expliquer que ce brahman est l'Être primordial vide de tout objet, pure Conscience/Connaissance. Il se démarque avec fermeté des bouddhistes en maintenant pour son brahman la qualité d'Être, mais par ailleurs il profite largement du langage technique de ceux qui l'ont précédé. Son argumentation fait à tel point usage de la dialectique bouddhiste qu'on n'a pas hésité à voir en lui un crypto-bouddhiste. Il n'est certes pas bouddhiste, puisqu'il affirme l'existence du brahman, mais c'est tout de même au contact du bouddhisme qu'il a forgé ses instruments de démonstration.

Saṃnyāsin vivant en marge du monde de la diversité et cherchant à le quitter définitivement, Shankara va donc proclamer l'Unité radicale du brahman en tant que Conscience illimitée. C'est dire qu'il va interpréter les Upanishad en relevant partout l'attestation d'un Ultime, Conscience homogène, universelle, non conditionnée, omnisciente et indéfinissable, échappant à toute tentative de la cerner. Cette Conscience, Être illimité, on ne pouvait au fond même pas la connaître ; on ne pouvait que l'être – en réalité, on l'était toujours puisqu'elle était omniprésente. Et la pratique du saṃnyāsin consistait précisément à être, et à devenir toujours à nouveau, l'Être, la Conscience illimitée, qu'on était d'ores et déjà.

Étant donné l'Unité homogène de la conscience universelle, on ne saurait admettre, selon Shankara, l'hypothèse d'un quelconque « Soi » personnel. L'ātman dont certains maintenaient l'existence était en vérité identique au brahman, Conscience une et indivise. En Vérité suprême, Vérité du brahman et du saṃnyāsin, l'individu n'existe pas. Les œuvres rituelles en revanche – la pratique religieuse de ceux qui n'ont pas renoncé au monde – supposent l'activité de l'individu, donc de l'ātman : on exécute des rites pour promouvoir son propre bien-être, ou celui de son employeur ou de la société dans son ensemble. Rejeter l'ātman, c'est rejeter le rite ; rejeter le rite, c'est rejeter le monde, et rejeter le monde, c'est être l'Être omniprésent, c'est libérer le brahman de tout encombrement. C'est ainsi que Shankara justifie à maintes reprises le fait qu'il a déposé le cordon sacré et qu'il est parti à la réalisation de la Non-Différence, c'est-à-dire du brahman un et infiniment identique à lui-même :

« Puisque la théorie de la différence entre brahman et ātman est rejetée, que l'accomplissement d'œuvres religieuses a pour but le maintien de la différence, et que le cordon sacré (des brahmanes) et le reste ont pour but la pratique des œuvres religieuses, il faut savoir que dès que la non-différence de l'ātman et du brahman est réalisée, les œuvres et leurs exigences, par exemple le cordon sacré, sont ipso facto rejetées puisqu'elles sont contraires à la réalisation de la Non-Différence. [15]

On voit le lien indissoluble qui rend la théorie du brahman un et homogène solidaire de la pratique du saṃnyāsa.

C'est donc en fonction de sa pratique que Shankara interprète les textes sacrés, y compris la Bhagavadgītā. Dire que les œuvres ne sont d'aucune utilité, voire même qu'elles constituent un obstacle sur la voie vers la réalisation de l'Absolu, c'est là une affirmation particulièrement audacieuse lorsqu'on commente la Bhagavadgītā. Car ce texte ne fait que recommander avec insistance l'exécution fidèle des œuvres entendues au sens le plus large, comme une offrande dédiée à la Divinité suprême. Il est vrai que Shankara admet le sens obvie de la Gītā comme règle de vie de ceux qui ne sont pas parvenus à la réalisation de la Non-Différence. Mais se plaçant aussi au niveau de la Vérité ultime, du brahman un et homogène, il s'efforce de prouver que la Gītā elle-même conteste la nécessité des œuvres. Un interprète particulièrement sensible à la fois au message de la Gītā et à la pensée de Shankara, après avoir brossé une image émouvante de l'exégèse shankarienne au niveau inférieur où les œuvres sont recommandées, ajoute une remarque acerbe sur l'intention véritable du commentateur :

« Shankara recourt à toutes les ressources de sa sagacité et de sa dialectique, avec une ténacité et une rigueur logique proprement effrayantes, afin d'obscurcir et de changer en son contraire le sens évident et obvie de la Gītā. Ce sens qui consiste à faire l'éloge de l'œuvre consacrée au Dieu personnel, Shankara le relègue à un niveau inférieur, au-dessus duquel doit s'élever le niveau de l'arrêt total de tout vouloir et de toute activité ». [16]

On ne saurait mieux dire. Shankara est saṃnyāsin, et c'est en tant que tel qu'il prône et enseigne la Connaissance absolue qui dévalorise radicalement la pratique religieuse des gens qui se débattent contre les problèmes de ce monde. Au niveau du brahman vide de tout objet, ce monde s'avère être une illusion due à une erreur métaphysique parfaitement inexplicable, à une « nescience » (avidyā) dont nul ne saurait déterminer l'origine. Dans la mesure où, pour ceux qui ne sont pas saṃnyāsin et qui n'ont pas la Connaissance, le monde est réel, le rite religieux est une nécessité puisqu'il produit des effets favorables à la recherche du bien-être général – d'un bien-être qui s'évanouit au moment même où se dévoile le brahman dont il n'est qu'une déformation incompréhensible.

C'est sur la base de son option existentielle que Shankara réinterprète l'enseignement d'Uddālaka Āruṇi. L'existant un et primordial proclamé par ce dernier – un Existant divin doué de pensée, de volonté, du pouvoir de procréer et d'agir à travers sa progéniture – devient chez Shankara « Ce dont on ne peut que dire qu'il est » (astitāmātram)[17] Ce n'est pas un Existant, c'est l'Être. [18] Et cet être est, selon Shankara, parfaitement « incolore » (nirañjanam), « dépourvu d'attributs et de qualités » (nirviśeṣam) – par conséquent privé de pensée et de volonté –, et « Conscience/Connaissance » (vijñānam – terme clef du bouddhisme). Cet Être est donc absolument homogène et impersonnel. C'est dire que les indications si concrètes de l'Unpanishad ne représentent pour Shankara qu'un langage imagé qui renvoie au brahman incolore, raison d'être de sa quête de saṃnyāsin.

Par la suite, le commentaire de Shankara repose presque entièrement sur une analogie qu'il ne cesse de rappeler quand il est question des rapports entre l'Un homogène et le monde des phénomènes multiples. C'est l'analogie de la corde gisant par terre dans laquelle un passant croit apercevoir un serpent. Le passant réagit vivement, la vue d'un serpent lui fait peur. Toutefois, en regardant de près, il prend conscience de sa méprise. L'image du serpent s'évanouit et ne reste que la perception de la vérité. De même, nous dit Shankara, le monde dont Uddālaka décrit l'apparition en un langage imagé n'est réel que dans la mesure où il est dû à une lecture erronée, parce qu'insuffisamment informée, de l'Un libre de toute différenciation. Toutefois, le caractère divin de l'Existant primordial d'Uddālaka (para devatā) retient malgré tout l'attention de Shankara. Il est donc implicitement amené à admettre l'existence d'un brahman pourvu d'attributs et divin, mais uniquement au niveau de la nescience et du monde. Le dieu personnel est un produit de la nescience dont il convient de dénoncer le caractère inexplicable.

La nescience, cause d'un brahman personnel et d'un monde au statut ambigu, reste mystérieuse. Elle est à l'œuvre, depuis toute éternité et le restera en toute éternité, ne cessant de provoquer cette déformation tragique de l'UN qui apparaît comme multiple et diversifié. Shankara ne fait aucun effort pour élucider l'origine de la nescience. Ces questions ne l'intéressent pas. Il ne s'est jamais proposé d'élaborer une philosophie qui expliquerait les mystères de l'univers. Son but est autre : montrer la voie de la délivrance, la voie du saṃnyāsa – voie qui n'est autre que la voie de la Connaissance et de la libération du brahman lui-même.

Le tat tvam asi, « Cela, c'est toi » – « Grande parole » citée à satiété par Shankara – est bien entendu interprété dans la même perspective. Si, selon Uddālaka, Śvetaketu est lui-même l'Existant primordial qui fait émaner les éléments d'un monde réel, Śvetaketu n'est pour Shankara qu'une désignation de l'ātman, synonyme du brahman : ātman et brahman étant identiques, les deux termes sont interchangeables.

En utilisant les textes upanishadiques, les Brahmasūtra et même la Bhagavadgītā, Shankara objective sa pratique en une théorie qui n'est celle ni des prêtres et érudits de sa caste ni des auteurs qu'il commente. Mais cette théorie n'a pas manqué d'attirer des disciples. Elle sera même promise à un avenir étonnant, grâce notamment aux efforts des successeurs de Shankara qui la répandront dans l'Inde tout entière. Elle passionnera les premiers indianistes européens qui, linguistes et philosophes, la dissocieront de la pratique dont elle est issue en la considérant comme une philosophie : une tentative d'expliquer le monde. Philosophie fascinante, selon eux, puisqu'elle semble démontrer le caractère illusoire du monde. On se méprendra à tel point sur la nature de cette « philosophie » qu'on la considérera comme l'essence de l'hindouisme, comme sa « couronne », comme l'apport spécifique de l'Inde à la pensée universelle. Stimulés par les indianistes européens, les penseurs de l'Inde moderne eux-mêmes emboucheront parfois – pas toujours, heureusement ! – les mêmes trompettes en faisant de Shankara le « philosophe » indien par excellence. On ira jusqu'à accoler à cette philosophie le qualificatif d'« orthodoxe ». Ce qui donnera lieu à l'idée étrange que les hindouistes considèrent officiellement le monde comme une illusion et s'en désintéressent. C'est Shankara le saṃnyāsin, l'homme qui a renoncé au monde, qui a codifié sa pratique dans une théorie qui dévalue le monde. Mais les centaines de millions d'« hindouistes » ne sont de toute évidence pas des saṃnyāsin[19]

IV.

La tendance shankarienne n'est pas la seule qui est venu se greffer sur la tradition des Upanishad. Ce n'est même pas celle des auteurs (ou de l'auteur) des Brahmasūtra. On a en effet pu montrer que ce texte charnière qui essaie d'unifier les enseignements des penseurs des Upanishad et sur lequel Shankara prétend fonder sa théorie de la libération du brahman Un et incolore, ne défend en réalité aucune des grandes thèses shankariennes : ni la doctrine des deux niveaux de Vérité et de Réalité, ni celle d'un brahman non différencié distinct d'un brahman inférieur impliqué dans la nescience et qui serait à l'origine d'un monde fait de nescience, ni enfin la doctrine du caractère quasi illusoire de l'univers différencié. [20] Car à côté des renonçants d'extraction brahmanique qui, à l'instar de Gauḍapāda et de Shankara, fréquentaient les renonçants bouddhistes, il y eut d'autres traditions de lecture et d'interprétation de Veda et du Vedānta, comme il y avait d'autres pratiques religieuses. L'une de ces traditions aboutissait, au XIIe siècle, à Rāmānuja.

V.

La pratique et les intérêts religieux de RĀMĀNUJA étaient entièrement différents de ceux de Shankara. Né probablement autour de l'an 1077 [21] dans une famille brahmanique du pays tamoul (Inde de Sud), une famille qui considérait Vishnu comme la Divinité à vénérer, Rāmānuja fut envoyé par son père faire des études védiques auprès d'un maître du Vedānta qui n'était en tout cas pas d'obédience shankarienne. Marié, père de famille, et de plus en plus intimement attaché au culte de Vishnu, il finit par se familiariser avec l'enseignement de l'un des plus célèbres théologiens vishnuites : Yāmuna (916-1036 – dates traditionnelles). A la suite d'une mésentente avec son épouse, il la renvoya dans sa famille d'origine et devint saṃnyāsin. Toutefois, la forme vishnuite du saṃnyāsa est très différente de celle que Shankara avait adoptée. Le saṃnyāsin vishnuite continue de porter le cordon sacré (dont Shankara s'était débarrassé parce qu'il était le symbole de l'attachement au monde) et accomplit encore certaines fonctions rituelles. Son saṃnyāsa consiste essentiellement dans le célibat et le renoncement aux biens de cette terre. Après avoir séjourné pour quelque temps dans l'important temple vishnuite de Kāñcīpuram (Tamilnādu), Rāmānuja devint l'administrateur du temple de Śrīrangam, dans la Cauvery, non loin de Trichinopoly. A l'époque, Śrīrangam était déjà l'un des grands centres de la religion vishnuite en Inde du Sud. Administrateur général du temple, il était aussi le gardien des bénédictions qui en découlaient pour la communauté des fidèles, et grâce à son savoir et à ses compétences intellectuelles il fut rapidement accepté comme le véritable et authentique maître spirituel (ācārya) de celle-ci. A Śrīrangam même et à d'autres endroits il procéda à des réformes en vue d'une purification du culte, et il élabora lui-même des liturgies à cet effet. D'après des recherches récentes, il est mort, à Śrīrangam, autour de l'an 1157.

Comme on peut le constater, la pratique religieuse de Rāmānuja était presque à l'opposé de celle de Shankara. Pleinement engagé dans la vie religieuse d'une communauté entière, œuvrant comme son guide spirituel et comme administrateur d'un temple, le vedāntiste Rāmānuja procédait à une lecture des théories upanishadique (comme des Brahmasūtra) à la lumière de sa pratique religieuse. Dans cette tentative il pouvait naturellement s'orienter au travail des théologiens vishnuites qui l'avaient précédé.

Commentant les Brahmasūtra, Rāmānuja déclare sans ambages que le brahman qu'il faut connaître (« Maintenant donc investigation du brahman », Br. S. I, 1, 1) n'est rien si ce n'est la Divinité vénérée par la communauté : Nārāyaṇa/Vishnu :

« Le mot brahman dénomme la Personne Suprême qui par essence est à l'écart de toute déficience et douée de multitudes de qualités heureuses, innombrables, d'une surexcellence illimitée ». [22]

Option de quelqu'un qui se sait responsable du culte de cette Personne Suprême ! Rāmānuja justifie son interprétation, fruit de sa pratique religieuse, en se référant à ce qu'il considère comme le sens étymologique du mot brahman :

« Le mot brahman s'emploie, en général, en association avec la générosité ontologique ; et la générosité ontologique se trouve là où est une surexcellence illimitée par essence et par attributs : ceci au sens premier. Or seul est tel le Seigneur de l'univers : conséquemment c'est à Lui seul que le mot brahman s'applique au sens premier ». [23]

Le brahman : Dieu suprême, personnel, riche de toute qualité excellente, voire surexcellente, et libre de toute déficience ! Le ton est donné, la clef des Upanishad est trouvée.

Le début du discours d'Uddālaka est l'un des textes que Rāmānuja cite le plus volontiers. [24] Il lui convient particulièrement bien. Le concept d'Uddālaka : Un Existant unique et primordial, divinité suprême (para devatā) douée de pensée, de parole, de volonté et du pouvoir d'agir, se dévoile être le Dieu vénéré par Rāmānuja et sa communauté : Nārāyaṇa/Vishnu. Rāmānuja aime à répéter les termes même employés par Uddālaka : Nārāyaṇa, divinité suprême, est « un et unique, sans second (advaita) ». Rāmānuja est un ferme défenseur de l'Advaita. Toutefois, contrairement ce qu'en dit Shankara, Dieu, brahman un et unique, n'est pas dépourvu d'attributs (nirviśeṣa, Shankara), mais riche de tous les attributs positifs excellents. Il est saviśeṣa « pourvu d'attributs ». La doctrine de Rāmānuja présente par conséquent comme l'explication de « l'Existant un et unique, sac second, et pourvu d'attributs » : viśiṣṭa-advaita[25]

Rāmānuja insiste avec la même énergie sur le sens concret de la suite du discours d'Uddālaka. « L'Existant désira : “ Je veux être multiple, je veux procréer ”. » Le Dieu unique et parfait formule un projet, et il réalise ce projet : le projet de se multiplier en lui-même, sans que cette projection de lui-même en lui-même porte atteinte à son unité et unicité. En suivant de près le texte d'Uddālaka (et celui d'autres sages des Upanishad), Rāmānuja développe une cosmologie théologique qu'il exprime de préférence en un langage imagé. Dieu, dit-il, est le propriétaire, le monde qu'il fait apparaître étant sa possession. Ou encore : Dieu est porteur d'un corps, il est l'« Ame », la « Vie intime » d'un corps, et l'univers ainsi que les ātman individuelles sont son corps. L'image du corps lui est particulièrement chère puisqu'il peut l'emprunter à un autre grand sage des Upanishad : à Yājñavalkya qui la développe dans un discours circonstancié. [26] Enfin – terme lui aussi emprunté aux Upanishad –, Dieu est aussi le « contrôleur » qui contrôle les choses du dedans, le monde en général et les humains en particulier étant les « contrôlés ». Dans un langage plus technique il peut dire : Dieu, c'est-à-dire Nārāyaṇa/Vishnu, est à la fois la « cause matérielle » du monde et sa « cause efficiente » ; il est l'« étoffe » dont le monde est fait, et l'agent qui le fait apparaître et qui le maintient en existence. L'idée selon laquelle il est aussi la « cause finale » est sous-jacente bien qu'inexprimée.

Puisque le monde est le « corps » de brahman/Nārāyaṇa, et que l'ātman, le Soi de l'être humain, fait partie de ce corps, l'ātman lui-même est, comme nous l'avons déjà noté, corps de Nārāyaṇa. Le Soi, être véritable, essence de l'homme, est d'essence divine, mais en tant que corps de Dieu il est distinct de Dieu. L'homme est donc le vis-à-vis de Dieu, un être qui peut entrer en relation avec Dieu, cette relation étant souhaitable à cause de l'unité profonde qui porte les deux êtres. C'est dans cette perspective que Rāmānuja interprète le tat tvam asi. En recourant à un terme technique de la grammaire indienne qui exprime la « congruence » ou l'« accord » grammatical (sāmānādhi-karaṇya), il explique que du point de vue de la grammaire les éléments tat (« cela ») et tvam (« toi ») sont distincts, mais coordonnés ou accordés l'un à l'autre en vertu de asi (« tu es »). Tat et tvam sont de même nature mais distincts et coordonnés dans leurs manifestations. C'est pourquoi la notion de « contrôleur » s'applique tout particulièrement aux rapports entre Dieu et l'homme : Dieu, ātman intérieur de l'ātman humain, conduit et dirige ce dernier « par le dedans ».

On note par surcroît que pour Rāmānuja l'expérience extatique elle-même, c'est-à-dire l'« aperception intime » de la Vérité, est marquée d'une certaine dualité :

« Quant à la maxime convenue admise (dans l'école de Shankara) et selon laquelle cet absolu indifférencié serait prouvé immédiatement par l'aperception intime de chacun, elle est réfutée par le fait que cette aperception inclut quelque distinction dont le Soi est témoin ; car toute aperception porte sur un objet déterminé par quelque distinction ». [27]

Le vis-à-vis dialogal de Dieu et de l'homme est donc maintenu. Par conséquent, Rāmānuja estime que les textes du Vedānta (Upanishad et Brahmasūtra) et non seulement la Bhagavadgītā (dont nous avons rappelé le message central plus haut), rendent légitime, voire même déclarent nécessaire, le culte de la Divinité sous forme de rites et d'une relation amoureuse. Car ce sont les œuvres de dévotion, une vie consacrée à Dieu/Nārāyaṇa et une méditation amoureuse qui engendrent la connaissance dont parlent les Sūtra (« Maintenant donc investigation de brahman », Br. S. I., 1,1) :

« Les œuvres réduites à elles-mêmes n'ont qu'un fruit limité et transitoire, tandis que les œuvres dont le fruit propre n'est pas désiré et qui sont accomplies en manière d'hommage propitiatoire à la Personne Suprême produisent la connaissance qui consiste en pieuse méditation et, moyennant celle-ci, donnent un fruit infini et permanent, savoir l'expérience du brahman tel qu'il est en lui-même ». [28]

* * *

La pratique de Rāmānuja a inspiré une théorie entièrement différente de celle de Shankara, bien que s'appuyant sur les mêmes textes vedāntiques. Cette théorie a, elle aussi, dirigé et fait fructifier la pratique des disciples et successeurs du maître. Et comme il arrive toujours, les élèves de Rāmānuja ont à leur tour modifié et enrichi, à la lumière de leur propre pratique, les formulations de la théorie arrêtées par le grand prédécesseur.

Parmi les indianistes, philosophes très souvent non religieux, la doctrine de Rāmānuja a été longtemps négligée, voire même affublée du qualificatif « sectaire » (à l'opposé de Shankara honoré comme « orthodoxe »). Il vaut mieux admettre que la théorie de Rāmānuja est l'une des théologies développées au cours de l'histoire religieuse de l'Inde – à côté de la théologie de Shankara et de beaucoup d'autres.

* * *

Nous avons rapidement passé en revue trois temps décisifs de l'histoire religieuse de l'Inde, trois exemples de formulation ou de reformulation d'une théorie, à la lumière d'une pratique spécifique. Nous avons aussi relevé le fait que ces théories ont puissamment agi sur l'évolution ultérieure de la pratique. Dans le cas d'Uddālaka, la pratique qui préside à l'élaboration de sa théorie est de type « réflexion et expérience scientifique » ; chez Shankara c'est la pratique d'un renonçant ; et dans le cas de Rāmānuja celle d'un personnage responsable de la vie religieuse d'une importante communauté et de ses membres.

Pratique et théorie, théorie et pratique – des interactions infiniment variables et toujours fécondes.


[1] Cf. à ce sujet, l'ouvrage très instructif de Johannes BRONKHORST : The Two Traditions of Meditation in Ancient India, Wiesbaden/Stuttgart, Steiner, 1986.

[2] Nous tenterons ici une paraphrase et un résumé du grand texte : Chāndogya Upanishad, chap. VI.

[3] En sanscrit : tejas, terme désignant à la fois « chaleur » et « lumière ». On traduit souvent par « feu », ce qui n'est pas possible dans notre contexte puisque le feu sera mentionné comme un phénomène produit – entre autres – par tejas.

[4] Chāndogya Upanishad VI, 6, 6-7.

[5] Chāndogya Upanishad VI, 9-10. Uddālaka exemplifie par le miel formant une seule masse ; et les fleuves, sortant de l'océan unique et rejoignant cet océan.

[6] Chāndogya Upanishad VI, 11 : L'arbre qui, coupé, se dessèche alors que la vie du moignon continue de se manifester.

[7] Chāndogya Upanishad VI, 12 : La graine au contenu « invisible » qui produit un arbre immense.

[8] Chāndogya Upanishad VI, 13 : L'expérience quasi scientifique du sel qui, dissous dans de l'eau, rend salées toutes les parcelles de l'eau.

[9] Chāndogya Upanishad VI, 14 : L'homme aux yeux bandés qui ne trouve la patrie que grâce à l'aide de quelqu'un qui ôte le bandage et montre le chemin.

[10] Chāndogya Upanishad VI, 15 : Observation d'un homme mourant.

[11] Chāndogya Upanishad VI, 16.

[12] Cela est clairement exprimé dans Chāndogya Upanishad VI, 3, 2 : nāmarūpe vyākaravāṇi.

[13] Selon Walter RUBEN, Die Philosophen der Upanishaden, Bern, Francke, 1947, les « philosophes » des anciennes Upanishad étaient au nombre de 109.

[14] En tant qu'adepte du yoga, Shankara a écrit un commentaire à l'un des grands commentaires des Yogasūtra (partiellement traduit par Trevor Leggert, Sankara on the Yoga-Sūtras, vol. I et II, London, Routledge & Kegan Paul, 1981/1983).

[15] Shankara, Upadeśa-Sāhasrī II (Gadya), 1, 30.

[16] Rudolph OTTO, West-östliche Mystik (1926), édition GTB 319, 1971, p. 241.

[17] Cf. le commentaire de Shankara à Chāndogya Upanishad VI, 2, ainsi que son commentaire à Br. S. I, 1, 4.

[18] Malheureusement, les interprètes modernes reproduisent pratiquement toujours la lecture shankarienne des Upanishad en traduisant sat par « Être ».

[19] Les choses commencent toutefois à changer, notamment grâce aux observations perspicaces des ethnographes. Cf. en dernier lieu : T.N. MADAN, Non-Renunciation – Themes and Interpretations of Hindu Culture, Oxford University Press, 1987, avec des réflexions assez inquiètes sur l'avenir de l'hindouisme.

[20] Cf. George THIBAUT, The Vedânta-Sûtras with the Commentary by Śańkarācārya (1904), Delhi, Banarsidass, 1962, p. C. De même : V.V. GHATE, Le Vedānta – Étude sur les Brahma-Sūtras et leurs cinq commentaires, Paris, Leroux, 1918, passim.

[21] Les dates selon John Braisted CARMAN, The Theology of Rāmānuja, Yale University Press, 1974, pp. 44-46. Les dates traditionnelles sont : 1017-1137.

[22] La traduction chez Olivier LACOMBE, La doctrine morale et métaphysique de Rāmānuja, Paris, Maisonneuve, 1938, § 7 (p. 3).

[23] Loc. cit.

[24] Dans son grand commentaire aux Brahmasūtra (le Śrībhāsya), la Chāndogya Upanishad est de loin le texte le plus fréquemment cité (691 fois), suivi de la Bṛhadāraṇyaka-Upanishad (414 citations), cf. A. HOHENBERGER, Rāmānuja, ein Philosoph indischer Gottesmystik, Or. Seminar der Universität Bonn, 1960, p. 20.

[25] En sanscrit : viśeṣa = « l'attribut, la qualification » ; viśiṣṭa = « caractérisé par des attributs et des qualifications » ; advaita = « ce qui est sans second ».

[26] Bṛhadāraṇyaka-Upanishad lll, 7.

[27] LACOMBE, op. cit. (n. 22), § 61 (p. 28).

[28] LACOMBE, op. cit. (n. 22), § 223 (p. 125).

 

 

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